Cher Pôlo,
Il y a quelques années, 4 ans en fait, jamais je n’aurais imaginé qu’on puisse se connaître aussi bien, même si, je dois l’avouer, tu sais me surprendre tous les jours ces derniers temps.
A l’époque, j’étais pleine d’espoir, jeune, très jeune, naïve, beaucoup trop et remplie de projets pour l’avenir. Je sortais de 5 ans d’études. Du haut de mes 22 ans, j’étais prête à entrer dans la vie active. Je vivais déjà avec M’sieur Stache depuis un an, et j’allais dorénavant pouvoir travailler, pour de vrai.
Je n’ai jamais été feignante, enfin pas pour le boulot en tout cas. Depuis le début de mes études, j’avais toujours réussi à me débrouiller et trouver des petits jobs pour me payer mes sorties mes bouquins d’études. J’ai travaillé dans les écoles comme surveillante, j’ai fait de l’aide aux devoir dans le collège de mon quartier, j’ai gardé des mioches, j’ai été femme de ménage et j’ai même bossé dans une compagnie d’assurance… Bref, je me suis toujours démerdée, et je n’ai jamais eu besoin de toi pour ça.
Quand j’ai obtenu mon diplôme, je dois te l’avouer, je n’ai pas trop su par où commencer et tu étais mon plus grand espoir. On m’avait conseillé de venir te voir, on m’avait dit que tu saurais quoi faire, que tu m’aiderais. Alors, je me suis tournée vers toi, bras tendus, toujours pleine d’espoir, certainement trop aveuglée par ce joli bout de papier où il était inscrit en lettres noires à caractère gothique classouille « Master ».
Tu allais m’aider à me lancer dans la vie active, c’était sûr. Je n’avais aucun doute là-dessus…
Est arrivé le moment de notre rencontre. J’étais tellement nerveuse. Les mains moites, je me suis dirigée vers notre lieu de rendez-vous. J’étais arrivée en avance, histoire d’être sure de ne pas te rater. Tu étais en retard, histoire de me faire languir, sûrement. Ça, l’histoire ne le dira pas.
Tu t’es enfin présenté. Nous avons beaucoup parlé. Tu m’as demandé mon âge (trop jeune à ton goût), mon parcours, mes attentes, mes envies, mes projets. Tu étais très curieux.
Puis tu t’es tu.
Tu as poussé un long soupir.
Tu m’as regardé et tu m’as dit ces mots qui raisonneront à jamais dans ma tête « Mais ma pauv’dame, qu’est-ce que vous voulez que je fasse pour vous? ».
Toi Pôlo, celui qui était censé m’aider à me lancer dans la vie active, tu m’as sorti ça texto. J’avais 22 ans, et à cet instant précis, tu as brisé tous mes rêves. Tu m’as sorti franc jeu, que mes études ne me serviraient à rien dans le « contexte actuel », quel contexte? Que le secteur culturel était totalement bouché, que j’avais trop d’années d’études pour intéresser un employeur, qu’il faudrait que je songe à une reconversion, 2 semaines après l’obtention de ce putain de diplôme.
Je suis partie, les yeux plein de larmes et le cœur plein de colère. Pour une première rencontre, ce fut un désastre. Je rentrais chez moi avec plus de questions que de réponses.
Mais toujours aussi jeune et naïve, je voulais te montrer que tu avais tord. J’ai cherché de mon côté. Je n’ai rien trouvé, comme tu dois t’en douter. Je ne savais pas par quel bout prendre les choses. Alors, en attendant, j’ai gardé des enfants, j’ai continué les petits boulots. Je sortais de 5 ans d’études et j’étais vouée à enchaîner les petits jobs étudiants, de quoi rager quelque peu…
Un an plus tard, force était de constater que c’était peine perdue. Je songeais à cette foutue reconversion sous le poids du jugement de mon entourage. On me trouvait des métiers à ma place, on me donnait des « conseils », comme postuler à des annonces d’agent de caisse, de guichetière ou autre. Je n’y avais pas songé, tiens (sarcasme). Sauf que la réponse était toujours la même « vous avez trop d’années d’études pour prétendre à cr poste ».
On en était là, j’avais fait trop d’études. Tu sais, mes parents m’ont toujours dit que pour m’en sortir dans la vie, il me fallait un « bagage », le plus lourd que je puisse avoir. Je les ai écouté, j’en arrive à me demander si j’ai bien fait.
Au bout du bout, je me suis tournée vers le Service Civique, à 24 ans. Ce n’était pas l’idéal, mais il me fallait de l’expérience, parce que ça aussi ça pêchait dans mon dossier. Je n’avais pas assez d’expériences pour travailler, mais on m’empêchait de travailler pour me forger une expérience qui me permettrait de travailler. Le coup classique du serpent qui se mord la queue.
J’avais enfin réussi à trouver un boulot qui me plaisait. Ce n’était pas cher payé, pas cher du tout, du tout, d’ailleurs, 600€ par mois, pour abattre un travail monstre, mais je m’en fichais, je travaillais enfin dans MON domaine. Je m’éclatais!
On m’avait dit que le Service Civique, c’était bien mais que le gros soucis était que ça ne me m’ouvrirait aucun droit aux allocations chômage, le temps de me retourner, quand viendrait le temps de te retrouver pour me non-aider à trouver un nouvel emploi.
Ça m’était égal, j’avais un emploi, où j’apprenais plein de choses, où je faisais ce que j’aimais. Je touchais enfin du bout du doigt le métier de mes rêves. A la fin de cette expérience, mon employeur m’a gardée 6 mois supplémentaires en me faisant miroiter le Graal, un CDI. J’avais espoir, grand espoir. Je continuais à faire ce que j’aimais, et j’acceptais en plus des tâches ingrates, qui ne correspondaient pas du tout à mon profil. J’étais prête à à peu près tout pour rester tant j’aimais ce que je faisais.
Mais toute bonne chose a une fin paraît-il. Au bout des 6 mois, on m’a remercié, dit que j’avais fait du très bon travail, qu’on aurait aimé me garder mais que les coupes budgétaires en avaient décidé autrement.
Je suis donc revenue te voir. Cette fois-ci, je savais à quoi m’attendre. Je t’ai donc retrouvé sans surprise, tel que tu étais la première fois. Tu ne m’a servi à rien à part m’enfoncer un peu plus. Les réflexions ont fusé « je ne peux pas faire grand chose pour vous », « quelle idée de faire ce genre d’études aussi! », « Ah! La Culture… C’est bien joli, mais ça sert à rien! », « Vous travailliez aux Archives? Vous enleviez des trombones, c’est ça? ». Qu’est-ce que tu voulais que je te dise…
Sauf que, cette fois-ci, j’avais le « droit » au chômage. Encore une fois, j’ai été bien naïve. Je pensais qu’il suffirait de te constituer bien sagement le dossier que tu me demandais. J’ai fait ça dans les règles de l’art, je n’avais rien oublié. Tout y était. Tu m’as dit que c’était parfait, que les allocations commenceraient à être versées le mois suivant. J’étais soulagée, ça me laissait le temps de chercher un peu plus sereinement sans craindre des fins de mois trop difficiles.
Ce que tu as oublié de me dire, c’est que je dépendais d’une collectivité territoriale, et que ce n’était, du coup, pas à toi de me payer. Tu m’as donc laissé pour seul mot, quelques semaines plus tard, que je n’étais pas éligible pour le droit aux indemnités chômage.
Panique, pleurs… 26ans, Un enfant en bas-âge, 3 bouches à nourrir, un seul salaire, un appartement à entretenir, des factures…
Le temps de se calmer, nous entamions des recherches, pour finir par comprendre que c’était à mon ancien employeur de me régler mes indemnités chômage, chose que tu n’avais pas stipulé dans ta bafouille. Le temps de faire toute la paperasse, de récupérer et d’envoyer le dossier, que tu avais oublier de me rendre, j’ai enfin pu être payé, 2 mois et demi plus tard.
Je n’avais pas pour autant arrêté de chercher un boulot. J’en avais trouvé un d’ailleurs. Celui-ci, ne me plaisait pas plus que ça, pas du tout même, il était dirons-nous alimentaire, mais c’était un CDD de 6 mois, je n’allais certainement pas cracher dessus. J’étais largement sous-payée par rapport à mes études qui ne servent à rien. L’employeur m’avait prévenue, j’avais accepté. C’était le deal.
Nous voici donc, le 15 décembre 2015, j’ai 27 ans, je suis de retour chez toi depuis le 1er novembre 2015. Nous nous sommes revus, tu m’as dit que tout irait bien, que ça irait vite, que tu ferais en sorte d’accélérer les choses « vu mon état », tu es fin observateur, tu as vu que j’étais enceinte.
Pour notre dernier rendez-vous de retrouvailles, j’avais tout préparé religieusement, c’est que je commence à te connaître avec le temps. Tu étais d’ailleurs surpris que tout soit là, tu m’as répété que c’était rare. Cette fois-ci, je t’ai trouvé étonnement cool, aucune réflexion, hormis le fait que je n’avais pas beaucoup de prétention quant au salaire que je demandais.
Tu m’as fait rire. Tu m’as regardé, étonné, je t’ai expliqué qu’après 4 ans de recherches, j’avais revu mes exigences à la baisse, voir que je n’en avais plus aucune. Je vois encore la pitié et l’étonnement dans ton regard quand je t’ai dit que je voulais simplement trouver un emploi.
Je suis sortie presque confiante. Tu m’as promis que ça prendrait tout au plus 15 jours.
Tu m’as encore menti.
Nous sommes le 15 décembre et, ça fait un mois et demi que tu me fais tourner en bourrique. Tu demandes des pièces manquantes à mon dossier, pièces que je voulais te donner durant notre rendez-vous mais que tu as jugé inutiles. Entre chaque demande d’ajout de documents, 10 à 15 jours se passent, avant que tu m’en redemandes d’autres.
Tu sais Décembre, ce n’est pas vraiment la meilleure période. Comme tu t’en doutes, c’est Noël. « Grâce » à toi, on a dû se serrer la ceinture encore plus que d’habitude. Grâce à toi, on ne peut pas gâter les gens qu’on aime comme on le voudrait, mon fils le premier. Je suis encore venue te voir pas plus tard que la semaine dernière, j’ai failli pleurer, mais je me suis retenue quand tu m’as dit qu’il fallait encore attendre 2 semaines avant d’avoir une réponse. 2 mois, 2 mois que l’on survit, parce que tu me fais ton coup des « pièces manquantes ». Je vais finir par croire que tu m’aimes et que tu ne peux pas te passer de ma présence.
Entre temps, c’est posé le soucis du congé maternité, car bien sûr, ta pote la CPAM a besoin de mon attestation d’inscription chez toi pour pouvoir percevoir mes indemnités journalières, mais ça c’est une autre histoire…
Mais tu sais quoi? Le pire dans l’histoire, c’est que j’ai honte. J’ai 27 ans et pas d’emplois stables. J’ai étudié 5 putains d’années pour m’en sortir, pour QUE DALLE.
Quand je vais te voir, j’y vais la tête baissée, enfouie dans mon écharpe.
Je n’ai qu’une trouille, c’est qu’on me demande ce que je fais dans la vie.
Je n’ai qu’une angoisse, c’est que le sujet et-si-on-parlait-de-l’avenir-de-Charlotte-en-parlant-d’elle-à-la-troisième-personne-comme-si-elle-n’était-pas-là soit mis sur le tapis aux repas de famille.
Mon stress? Que la cousine Machine, ou la tante Truc me demande si j’ai ENFIN trouvé un emploi, avant de leur répondre « non », et de voir la pitié/ le dégoût/ voir se dessiner « Mon Dieu, quelle feignasse celle-là! » dans leurs regards désapprobateurs.
On me conseille, on me dit quoi faire, on me propose des solutions débiles. Comme si, je ne savais pas tout ça. Comme si c’était si simple.
J’ai cette impression irrépressible d’être la feignante du coin, qui ne cherche pas de travail, qui se contente de vivre sur le salaire de son mec, uniquement bonne qu’à se reproduire. Je sais très bien que certains le pensent.
Alors, Pôlo, sache que je ne te remercie pas. Ô non! Tu pourrais me dire que j’exagère, que grâce à toi, je vais toucher de l’argent sans rien foutre. Mais crois-moi, je m’en fiche de ça. Alors, oui ça va m’aider à manger, à faire vivre ma famille, mais ça s’arrêtera là. Mon égo en prend un coup, à chacune de nos rencontres. Je me rends compte que je me suis totalement plantée. J’ai voulu suivre ma passion. J’en suis arrivée à me dire que j’ai perdu 5 ans de ma vie à plancher, à bosser, à me coucher à pas d’heures pour engranger le plus possible de savoir et m’en sortir avec ce foutu bout de papier qu’on appelle diplôme.
J’ai 27 ans, aucun avenir professionnel, sauf si je me lance dans une reconversion. J’ai deux enfants tu sais, ce n’est pas si simple, même si beaucoup le pensent. Ce n’est pas non plus une question de feignantise, comme certains le penseront.
Ça demande du temps, de la patience, du courage, de la motivation, et je ne suis plus sure d’avoir tout ça en poche. Pourtant à écouter mes proches, c’est si simple, « Passe ton CAPES [entendre = c’est facile, comment tu n’as pas pu y penser avant], comme ça tu seras tranquille [il te suffit de claquer des doigts et c’est bon, tu dois pas être si con que ça] et puis tu auras les mêmes horaires que M’sieur Stache [deux feignasses, vous serez complémentaires, youhouh!]. Ils ont raison, et je ne vois que ça à faire, sauf que pour ça, il nous faudrait un peu plus d’argent, parce que les études ça coûte chères. Encore cette foutue histoire du serpent qui se mord la queue.
Je te demanderai bien conseil, mais quand je le fais tu me dis « Oh, avec 5 ans d’études, vous devez mieux savoir que moi! ».
Voilà Pôlo, j’ai 27 ans, je suis sans emploi, un enfant et un à venir et je suis totalement perdue.